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Les yeux fermés, je travaille.

Thème imposé : les yeux fermés

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Je travaille la plupart du temps les yeux fermés. Normal : c’est la nuit et je suis dans mon lit. Je parle évidemment de travail intellectuel, le reste je m’en occupe dans la journée.

Je complète ma retraite en écrivant des nouvelles publiées dans des journaux. Ma technique est simple : pratiquement toutes les nuits, vers trois heures, je me réveille et je reste ainsi pendant une heure ou deux. Pour ne pas m’ennuyer, je me raconte des histoires. Plutôt une histoire, que je complète, polis et améliore au fil des insomnies et, dans la journée, si le morceau de récit de la nuit est bien ficelé, je m’installe devant mon ordinateur et je le mets par écrit. Souvent, en le relisant, je me rends compte de la forme bizarre de mon récit. Ecrit à mi-chemin entre veille et sommeil il oscille constamment entre réalité et onirisme.

Cette méthode donne des récits parfois bizarres qui ont assez de succès, mais pas auprès de ma femme. Elle a peur qu’à force de faire tourner dans mon esprit des histoires aussi étranges je finisse par perdre complètement le contact avec la réalité. D’ailleurs, ces temps-ci, elle dit que j’ai bien changé et que, souvent, mes propos l’inquiètent.

L’histoire qui occupe actuellement mes insomnies en est à son début. La trame est simple : un voleur essaie de s’introduire dans une villa pour dérober ce qu’il peut trouver. Il tombe sur une cave à vin richement fournie et prélève les bouteilles les plus prometteuses. Il ne sait pas que le propriétaire de cette cave collectionne les bouteilles factices de grands crus qu’on voit dans les films, destinées à être vues plutôt que bues. Déception assurée quand il ouvrira la première.

Je vous livre le début du récit.

Jean a une urgence : trouver les 400 euros qu’il doit à un ami. Ami n’est peut-être pas le mot exact parce que s’il n’arrive pas à le rembourser il sait qu’il finira à l’hôpital. Il traine dans les rues à la recherche d’une aubaine à saisir.

- Sûr que dans ce quartier de bourges il y a du fric à se faire ! Cette villa a l’air pas mal, un peu à l’écart, pas de voisin immédiat, pas de circulation, la rue mal éclairée, parfait ! Tous les volets sont fermés, on ne me verra pas. Tiens justement ici la clôture est abimée, ça va être facile. Allez, j’y vais !

 Jean passe sans encombre le grillage et le rideau de laurières censés clôturer le jardin et il commence à s’approcher de la maison. Soudain…

- Merde, un chien ! D’où il sort celui-là ? Faut partir d’ici et vite !

Le chien aboie furieusement. Impossible de revenir au trou dans le grillage ! Jean se précipite sur la clôture et l’escalade difficilement. Au passage il abandonne un fragment de son pantalon sur le haut du grillage.

- Putain de bestiole ! Comment j’ai fait pour pas le voir ? Il devait dormir dans sa niche. S’il y a un chien de garde, c’est qu’il y a des choses intéressantes dans cette villa.

Jean s’éloigne en rasant les murs. Comment faire pour se débarrasser du chien ? Un morceau de viande avec du poison, bien sûr, c’est le truc classique, mais comment faire venir le chien assez près de la clôture pour lui lancer le morceau de viande sans qu’il aboie ? »

Voilà ce que j’ai écrit dans ma tête cette nuit, tout à l’heure je taperai sur le PC ce début de la nouvelle histoire.

Je me lève et je vais rejoindre ma femme dans la cuisine où le café m’attend. J’en ai bien besoin, je ne sais pas ce que j’ai ce matin mais ma tête est toute drôle. Je n’ai pas mal, simplement je me sens bizarre. Comme si mes neurones étaient englués dans de la mélasse. Déjà hier j’avais cette impression, mais moins fort.

- Bonjour Michette, bien dormi ?

- Pas mal, et toi ? Tu as été très agité.

- Oui, j’ai une drôle de sensation, c’est la tête... Ça passera ! Oyla a bien aboyé cette nuit.

- Oyla ? elle n’a pas bronché, je l’aurais entendue. La nuit, à son âge et avec ses rhumatismes, elle ne quitte pas sa niche !

- Tu es sûre ? Je l’ai entendue courir en aboyant.

- Elle peut à peine marcher, tu as dû rêver. Écoute, je ne sais pas ce que tu as mais depuis quelques jours tu m’inquiètes. Tu devrais te reposer.

Elle a surement raison, Oyla est trop âgée pour courir en aboyant. Et pourtant je suis sûr de l’avoir entendue, je sais faire la différence entre un rêve et la réalité.

Dans l’après-midi je suis allé prendre l’air dans le jardin. Mes pas m’ont automatiquement porté vers l’endroit où la clôture a été abimée l’an dernier par la chute d’une branche. Je dois préciser que j’ai situé l’histoire de la nuit dans un jardin identique au mien, ça m’évite d’avoir à inventer un décor. L’air avait cette délicieuse légèreté des journées ensoleillées de février, avec une température déjà agréable et une absence totale de vent. En longeant la clôture, je me régalais d’entendre les premières trilles des oiseaux pressés de sortir de l’hiver. J’étais pleinement serein et j’avais cessé de penser aux aboiements d’Oyla.

Arrivé à une dizaine de mètres de l’endroit abimé j’ai levé les yeux. Un choc ! J’étais tellement sûr de voir un morceau de tissu accroché en haut du piquet que j’ai été saisi de ne rien y voir. J’étais décontenancé et il m’a fallu plusieurs minutes pour me ressaisir et admettre enfin que mes histoires nocturnes n’étaient pas la réalité.

La nuit suivante, suite de l’histoire :

- Mais oui, facile ! « Si tu ne vas pas au piège, le piège ira à toi Â». Je vais lui apporter le morceau de viande avec mon drone. Il est petit mais il suffit bien pour porter quelques grammes de viande farcie au poison.

La nuit suivante Jean s’entraine avec son drone : il faut s’approcher suffisamment du chien pour lui livrer la viande sans le réveiller et en évitant tous les arbres qui encombrent ce jardin. Pas facile !

Ça peut sembler court mais j’ai mis longtemps à penser à un drone. Ce matin cette impression bizarre que mon cerveau patine s’est nettement aggravée. Pourtant j’ai bien dormi, au moins jusqu’à ce que ce bruit de drone me réveille. Ce qui m’étonne, c’est que Michette n’a rien entendu et ne s’est pas réveillée.

- Un drone ? La nuit ? Mais ça ne fait aucun bruit un drone, ce sont des moteurs électriques. Comment as-tu pu entendre ça ?

C’est vrai, un drone c’est silencieux. Mais je mettrais ma main à couper que je l’ai entendu. Je me tais parce que je sais qu’elle a raison et que moi aussi j’ai raison. Comment concilier ça ? Michette me regarde avec un air anxieux.

La nuit suivante :

Jean se sent capable d’amener son drone à bon port, alors il peut exécuter son plan. Peu après minuit, il envoie son appareil près de la niche, largue son chargement et attend que le chien le mange et tombe inanimé. Alors il entre dans le jardin et fait le tour de la maison. Il remarque l’escalier qui descend à la cave. La porte est solide et munie d’un cadenas impressionnant.

- Je vois. Il doit y avoir un lot de bonnes bouteilles. C’est pour moi, ça je peux le négocier facilement. Allons voir !

Il descend les quelques marches, examine le cadenas et tout le système de fermeture. Il tente de le forcer mais il ne réussit qu’à faire de nombreuses traces d’effraction.

- Trop costaud, je n’y arriverai pas ce soir. Je reviendrai demain avec un coupe-boulon, ça m’étonnerait que ça résiste. Et le chien ne sera plus là.

Ce matin j’ai toujours cette fichue impression d’avoir le cerveau noyé dans de la purée. Je l’ai dit à Michette qui a froncé les sourcils, inquiète. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre et, voyant la chienne couchée au milieu de la pelouse, j’ai poussé un cri :

- Oyla ! Il a tué Oyla ! J’en était sûr.

- Mais non, elle vient de se coucher, elle a essayé de courir après un merle et ça l’a crevée. Elle est vieille.

- Allons, tu vois bien qu’elle est morte. Il l’a empoisonnée.

Je suis sorti en courant vers le cadavre de notre chienne mais elle s’est levée et m’a accueilli en remuant la queue. J’étais stupéfait. J’ai mis quelques minutes à récupérer de ce choc, immobile les bras ballants sur la pelouse. Il n’avait pas dû mettre assez de poison. Puis je suis allé voir l’escalier qui descend à la cave. Mais rien, pas une trace. Et la mousse sur les marches montrait bien que personne n’était descendu depuis belle lurette. Je suis revenu près de ma femme, complètement désorienté. Peut-être avait-il effacé ses traces ? Ce n’était pas un rêve, j’en était sûr, j’avais vécu tout cela. Et toujours cette purée dans ma tête qui m’empêchait d’y voir clair !

- Tu as raison, elle n’est pas morte. Pourtant j’étais sûr… Et il n’a pas touché à la cave.

- La cave ? pourquoi la cave ? Et qui est ce bonhomme qui aurait tué Oyla ?

- Il va revenir avec un coupe-boulon. Cette nuit. Mais je ne vais pas le laisser faire !

Je suis monté en vitesse au grenier où j’ai dégoté le fusil et les cartouches de l’époque où je chassais avec Oyla. Quand je suis entré dans la cuisine avec le fusil, Michette a blêmi. J’ai chargé le fusil avec 2 cartouches de 4.

- Tu es fou ! laisse cette arme tranquille, tu me fais peur. Ce n’est pas possible, tu as perdu la raison. Depuis quelques temps tu m’inquiétais mais là, c’est sûr, ça ne va plus du tout ! J’appelle Philippe avant que tu aies tué quelqu’un.

- Mais non ! Je sais ce que je fais.

- Je me le demande. Pose ce fusil !

Philippe, notre ami médecin, est venu. Je lui ai parlé de ce que j’avais vécu, de la sensation étrange de mélasse dans le cerveau et de l’histoire de Jean. Il était de plus en plus soucieux et il a mis un moment avant de s’adresser à Michette :

- Au début j’ai cru qu’il suffirait de prescrire des somnifères pour supprimer ses histoires nocturnes, mais j’ai bien peur que ce soit plus grave. Je vais l’envoyer faire une IRM cérébrale. En attendant, somnifère tous les soirs.

Trois jours plus tard, le diagnostic est tombé. Malgré la brume qui a complètement envahi mon cerveau, je comprends que ça va mal. Philippe m’a interdit de recommencer à me raconter des histoires et ça va me manquer.

Je ne saurai jamais si Jean a réussi à entrer dans la cave et si, finalement, il a pu rembourser son ami. Dommage, j’aurais bien aimé connaitre la fin de l’histoire. Dès que je sors d’ici je vais faire réparer la clôture avant que Jean revienne.

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