Les touristes
- Bonjour monsieur, est-ce que vous pouvez m’accorder quelques minutes ? C’est pour un devoir que je dois faire.
- Quelques minutes, mais pas plus. C’est quoi votre devoir ?
- Merci beaucoup. Je dois faire un exposé de 20 minutes.
- Sur quel sujet ?
- C’est justement le sujet qui m’embête. C’est : « Choisissez le métier que vous détestez le plus et dites les raisons profondes de cette aversion ». Et moi il n’y a aucun métier que je déteste alors je ne sais pas quoi faire. Il y a un métier que vous haïssez ?
- Oui ! Allons nous assoir là-bas, à l’ombre.
- C’est quoi, ce métier ?
- Ecrivain. Journaliste. Enfin, je déteste tous ceux qui écrivent.
- Et vous savez pourquoi ?
- Oui. Voilà. Je vais vous le dire. Ça remonte au 13 novembre 2015. Les attentats. Le Bataclan.
- Mais les journalistes n’y sont pour rien ! Ce sont les islamistes qui…
- Bien sûr ! Attendez, je vais vous expliquer.
A l’époque je vivais avec une jeune femme, une journaliste, que j’aimais beaucoup. Karine, elle s’appelait Karine. On envisageait même de se marier. Le soir du 13 novembre, nous nous promenions dans les rues de Paris et tout à coup nous sommes tombés sur un grand remue-ménage avec des flics partout, des bruits d’armes automatiques, des ambulances, un bordel complet. J’avais peur et j’ai voulu entrainer Karine loin du danger mais elle a voulu à tout prix aller voir ce qui se passait. C’était horrible. Les policiers sortaient du Bataclan des hommes et des femmes blessés, en sang, qui criaient et pleuraient. Des morts aussi. Beaucoup. Une horreur. Soudain ils ont sorti le cadavre d’un homme encore jeune, la petite trentaine, comme moi, qui était exactement vêtu comme moi. Il avait juste les cheveux un peu plus clairs que les miens. A part ça, c’était moi. Alors je m’y suis vu et d’un seul coup j’ai connu tout ce que cet homme avait dû endurer avant d’être abattu par une rafale dans le ventre. En une seconde, j’ai vécu toute l’horreur de cet attentat. J’ai ressenti tout ce qui a marqué profondément l’esprit de ces centaines de personnes, si profondément qu’il leur a été par la suite impossible de l’exprimer, de le faire sortir de leur tête malgré l’aide de psys compétents. Je suis resté immobile, sonné. J’étais toujours debout sur le trottoir mais mon esprit était ailleurs, il était dans cette salle, sous le tir des kalachnikovs
Karine, elle, allait d’un endroit à l’autre pour voir encore plus de détails. Elle me trainait par la main, me parlait mais je ne répondais pas parce que je n’entendais rien. Elle courait en exhibant sa carte de presse, interrogeait les policiers, les rescapés, prenait des photos avec son téléphone. Mais moi, j’étais toujours sous le choc, J’étais devenu un des rescapés du massacre, je ressentais toujours l’incompréhension et l’immense peur devant cette sauvagerie. Et, dans ma chair, le choc des balles et la douleur qui arrive aussitôt.
Je ne sais pas comment j’ai fait mais je me suis retrouvé chez moi où je suis resté prostré pendant deux jours, aux bons soins de Karine qui commençait à s’inquiéter de mon état. Quand j’ai fini par émerger, j’ai regardé tout ce qui avait été écrit dans les journaux que Karine avait achetés. Tous racontaient l’horreur de cette soirée, avec plus ou moins de détails suivant les journaux. J’avais gardé pour la fin l’article que Karine avait écrit pour son journal.
L’article était parfait. C’est une très bonne journaliste, qui sait parfaitement trouver les mots qui font mouche, les phrases qui restent en mémoire, le ton adapté à l’horreur du moment. Tout y était, tout était parfait.
Mais au fur et à mesure que je progressais dans ma lecture, je me sentais de plus en plus gêné, mal à l’aise. Quelque chose en moi repoussait cet article. Je me suis dit que c’était surement dû au fait de revivre ces évènements, qu’elle avait décrits avec tant de vérité mais non, ce n’était pas ça, sinon les autres articles m’auraient apporté la même gêne. Plus j’y réfléchissais, plus je comprenais que mon malaise ne venait pas du massacre lui-même mais de sa relation par Karine.
Ce que je n’arrivais pas à digérer, il fallait bien que je me l’avoue, c’était uniquement le fait que c’était Karine qui avait écrit cet article. Pourquoi ?
Pendant trois ou quatre jours cette question m’a tarabusté. Qu’est-ce que Karine avait pu mettre dans cet article qui me mettait mal à l’aise, presque de mauvaise humeur ? Mais non ! il n’y avait dans cet article rien de plus que dans les autres. C’était Karine qui me gênait, pas ce qu’elle avait écrit. Et je lui en voulais de plus en plus. De quoi ? J’aurais bien voulu le savoir.
La réponse est arrivée par hasard en regardant à la télévision un documentaire sur le Japon. Soudain j’ai compris. Je me suis retrouvé à Kyoto, un après-midi pluvieux, comme souvent, dans le fameux temple Zen avec son jardin de gravier bien ratissé. J’étais accompagné d’un ami venu comme moi assister à un congrès scientifique. Comment pourrais-je oublier le choc, le traumatisme que j’ai vécu ce jour-là ?
Je me souviens d’avoir marché sur ce plancher dont les lattes de bois produisent des sons différents lorsqu’on pose les pieds dessus et je me suis dirigé vers le préau d’où on peut admirer ce jardin de gravier si souvent vu en photographie. Mais là, ce n’était pas une photographie. C’est peut-être la vue de ce gravier soigneusement peigné, avec ces quelques rochers ruisselant de la légère pluie qui persistait, ce mur au fond du jardin, je ne sais pas. Peut-être aussi le bruit des pas des touristes sur ce plancher sonore. Peut-être aussi la fatigue de ce long voyage qui m’avait conduit aussi loin, toujours est-il que j’ai reçu là un choc mystique qui m’a fait perdre la conscience de mes gestes.
Je me suis retrouvé quelques instants plus tard, assis au bord du plancher, à contempler ce gravier. J’ai levé les yeux vers mon ami, il me regardait en souriant : « Ça m’a fait le même effet quand je suis venu la première fois ».
En reprenant mes esprits, je ne pouvais pas manquer de voir tous les touristes qui défilaient sous ce préau prenaient rapidement une photo et disparaissaient aussi vite : ils ne devaient pas perdre de temps pour pouvoir visiter, à la chaine, les innombrables temples de Kyoto. Et de toutes manières ils avaient ce qu’ils voulaient : une photographie montrant à leurs amis qu’ils avaient visité ce lieu merveilleux. Aucun ne prenait le temps de voir, réellement voir, et de s’émouvoir. J’étais plein de mépris pour ces touristes, ils ne méritaient pas ce que ce jardin leur offrait.
C’est en repensant à cet épisode que je me suis rendu compte que j’étais, moi aussi, un touriste, avec le sens péjoratif que j’avais donné à ce mot. J’ai beaucoup voyagé et j’ai donc pris beaucoup de photos que j’ai pu montrer à ma famille et mes amis. J’étais comme ces touristes de Kyoto, j’exhibais des images de lieux qui m’avaient plu, on me félicitait pour la qualité de mes clichés, mais personne, jamais, n’a semblé touché comme moi par l’objet de la photographie. Je me suis alors rendu compte que je volais une partie de la beauté du paysage pour pouvoir être félicité pour mes photos, mais que je laissais le principal, l’émotion soulevée par cette vue. En parfait touriste. Pour ne plus agir ainsi, j’ai donné mon appareil photographique.
Le texte que Karine avait écrit était parfait : documenté admirablement écrit et plein d’une émotion bien compréhensible. Mais justement c’est là que ça sonnait faux. J’étais avec elle ce soir-là et j’ai bien vu que, certes, elle était émue, comment ne pas l’être ? mais qu’elle n’avait pas éprouvé comme moi cette sympathie, au sens étymologique du terme, pour les victimes de l’attentat. Elle n’avait pas pu ressentir comme moi leur terreur et leurs douleurs sous le choc des balles, sinon elle n’aurait pas pu couvrir avec tant de professionnalisme cette soirée d’horreur. L’émotion qui se révélait dans son texte était plus dû à ses qualités d’écrivaine qu’à son ressenti réel.
Elle avait vécu cet évènement en touriste.
Et cette constatation, qui a mis fin à notre idylle, m’a fait prendre conscience qu’il en était de même pour tous les écrivains et ceci explique que c’est une engeance qui ne m’inspire que du mépris.
Parce qu’un écrivain ne fait que ça : voler la beauté de la nature, le malheur, la souffrance des autres pour écrire des textes pour lesquels ils seront félicités, qui leur permettra de gagner la notoriété et l’argent qui va avec. Et qu’est-ce que ça rapporte à celui qui souffre ? Rien, pas même la connaissance d’avoir contribué à la gloire de quelqu’un. Que serait Victor Hugo s’il n’y avait pas eu de misérables ? si son père n’avait pas arpenté un champ couvert de morts sur qui tombait la pluie ? Si sa fille ne s’était pas noyée ?
- Voilà, vous savez pourquoi je n’aime pas les écrivains. Pour votre exposé, c’est facile, vous n’aurez qu’à répéter ce que je vous ai dit.
- Non, je ne le ferai pas, bien sûr !
- Mais pourquoi ?
- Parce que si je le faisais on me féliciterait pour mon exposé, mais on ne pourrait pas saisir profondément ce que j’ai ressenti en vous écoutant. Je ne voudrais pas agir en touriste.