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LA CHUTE

« â€Š et d’aventure en aventure, sans arrĂȘt, c’est comme ça que je veux vivre.

- Tu as raison, Pierre. Tu es bien mon fils, c’est comme ça que j’ai toujours vĂ©cu.

- Je ne me vois pas Ă©picier, caissier chez carrefour ou fonctionnaire ! ce sont des vies ratĂ©es. Â»

Je me demande comment j’ai pu ĂȘtre assez stupide pour lui donner raison quand il m’a dit ça. Une Ăąnerie pareille aurait mĂ©ritĂ© une rĂ©ponse cinglante, dĂ©finitive, mais non, je l’avais approuvĂ©. À ma plus grande honte, je dois reconnaitre que si j’avais acquiescĂ©, c’est probablement parce que je le pensais, mais il faut dire que les questions philosophiques, ce n’était pas mon fort. C’était avant. Avant que ça arrive.

J’ai eu la chance d’exercer un mĂ©tier dont beaucoup d’enfants et d’adultes peuvent rĂȘver et c’est sans doute en me voyant au travail que Pierre s’était mis ces idĂ©es stupides dans la tĂȘte. Mais comment Ă©viter qu’un fils veuille imiter son pĂšre ? Je produisais des films, essentiellement pour la tĂ©lĂ©vision, oĂč je m’exhibais en train d’escalader les parois les plus difficiles du monde. Pendant que je grimpais lentement en commentant mon ascension, ÉloĂŻse, ma femme, avec qui je communiquais par radio, pilotait un drone qui me filmait, parfois Ă  bout portant. J’étais passĂ© maitre dans l’art d’hĂ©siter sur une prise, suffisamment longtemps pour inquiĂ©ter le spectateur, mais pas trop pour ne pas le lasser.

Évidemment, Pierre a Ă©tĂ© trĂšs tĂŽt passionnĂ© par l’escalade. Cela m’inquiĂ©tait un peu parce que c’est un sport extrĂȘmement dangereux. Aussi quand il a commencĂ© Ă  attaquer des parois difficiles, j’ai tenu Ă  l’avertir :

- Tu sais, l’escalade, c’est une drogue, une drogue dure et la plus dangereuse de toutes parce que, finalement, c’est avant tout une confrontation avec la mort. Et il faut que tu saches que souvent, trop souvent, c’est elle qui gagne.

- Je sais, j’en suis bien conscient.

- Alors change de sport !

- Non. Vivre n’a d’intĂ©rĂȘt que si on rĂ©alise ce dont on a envie, alors je continue.

- Je crois que tu es un peu jeune pour avancer des phrases comme ça, mais je disais pareil Ă  ton Ăąge alors je ne vais plus t’embĂȘter lĂ -dessus.

J’aurais dĂ» insister, bien sĂ»r, mais je crois que j’étais restĂ© un ado immature. Si j’avais Ă©tĂ© capable de rĂ©flĂ©chir, je ne l’aurais pas emmenĂ© me voir sur les parois. Je ne lui aurais pas inculquĂ© le culte de l’aventure, de l’action. Il aurait Ă©tĂ© un peu frustrĂ©, c’est sĂ»r, je le comprends bien, mais il serait toujours en vie. Et moi je pourrais me lever, marcher, remuer les bras, bouger.

C’est fini, bien fini et pour toujours. Depuis l’accident, je n’ai plus qu’un seul horizon : le mur en face de mon lit, avec cet Ă©cran gĂ©ant qui me tient lieu de fenĂȘtre sur le monde, sur la vie. Souvent j’envie ma femme ou les infirmiĂšres : elles n’ont qu’à tourner la tĂȘte pour voir une vraie fenĂȘtre, pour voir le ciel. Mais c’est de ma faute si j’en suis lĂ , alors ne nous plaignons pas !

Quand on se retrouve seul face Ă  un Ă©cran et qu’on sait que c’est pour toujours, on se met Ă  penser. Et je n’y Ă©tais pas prĂ©parĂ©. Il faut dire que je ne rĂ©flĂ©chissais pas beaucoup, alors, l’action, l’action, il n’y avait que ça qui comptait. Maintenant, c’est diffĂ©rent, je rĂ©flĂ©chis beaucoup. D’ailleurs je ne vois pas trop ce que je pourrais faire d’autre ! Les premiers temps ont Ă©tĂ© trĂšs durs : la mort de mon fils, la perspective d’une vie rĂ©duite Ă  de la survie, tout Ă©tait noir. La tĂ©lĂ©vision me proposait bien des spectacles divers mais aucun ne me convenait : les nouvelles du monde sont toujours mauvaises, les documentaires sur les animaux deviennent rĂ©pĂ©titifs et on s’en lasse assez vite, les jeux sont dĂ©biles, bref, rien ne me sortait du marasme ou je m’enfonçais.

Au dĂ©but je choisissais des vidĂ©os sur la montagne, puisque l’escalade Ă©tait le centre de ma vie. Je pensais que revoir les parois que j’avais escaladĂ©es avec Henri, mon meilleur ami, ÉloĂŻse, ma femme puis avec Pierre me ferait passer le temps agrĂ©ablement, mais ça n’a pas Ă©tĂ© le cas. Au bout d’un moment, ma pensĂ©e revenait Ă  cet accident, Ă  cet accident terrible, Ă  la montagne qui m’avait rendu dans cet Ă©tat et qui, surtout, avait tuĂ© mon fils.

Non, soyons honnĂȘte, ce n’est pas la montagne qui a tuĂ© mon fils, c’est moi.

J’ai mis plusieurs mois Ă  commencer Ă  Ă©merger et c’est un tour de passepasse du hasard qui a lancĂ© le processus.  En zappant de chaine en chaine je suis tombĂ© sur une Ă©mission intitulĂ©e « L’ÉVOLUTION DE DIX Â» J’étais intriguĂ© : comment dix avait-il pu Ă©voluer ? j’ai dix doigts et ça ne va pas changer, de quoi pouvait-il s’agir ? La chaine s’appelait MusĂ©umTV et sur l’écran il y avait une peinture reprĂ©sentant une femme, une nonne d’aprĂšs le commentaire, dont les traits Ă©taient violemment dĂ©formĂ©s. Les sourcils et le nez formaient une espĂšce de flĂšche improbable pointant vers ce que je pris d’abord pour une voute gothique. Une horreur. Quel rapport avec le chiffre dix ?

Était-ce l’étrangetĂ© du titre ou la voix chaude, grave, au lĂ©ger accent anglais de la spĂ©cialiste ? Toujours est-il que j’ai commencĂ© Ă  l’écouter. Et je suis allĂ© jusqu’à la fin, 45 minutes plus tard, « scotchĂ© Â» Ă  l’écran tant j’avais Ă©tĂ© passionnĂ©. C’était bien la premiĂšre fois que la tĂ©lĂ©vision me procurait un tel plaisir. J’ai beaucoup appris sur Otto Dix, le peintre, j’ai compris le tableau et j’en ai saisi toute la beautĂ©.

J’ai surtout compris qu’il y avait tellement de trous dans ma culture, dans mes connaissances, que j’avais devant moi un futur qui pouvait ĂȘtre passionnant. A partir de ce moment, j’ai regardĂ© mon Ă©cran avec plus de bienveillance et je me suis mis Ă  suivre des Ă©missions qui m’auraient endormi avant l’accident. ÉloĂŻse Ă©tait Ă©tonnĂ©e mais ravie de ce retournement et de me voir enfin rĂ©agir. Mais il restait toujours cette culpabilitĂ© dans la mort de mon fils qui me taraudait, qui me vrillait l’estomac sans crier gare lorsque l’écran me montrait une scĂšne qui pouvait se rapporter Ă  la montagne et Ă  ses dangers.


Hier, alors que la chaine Arte diffusait un documentaire un peu barbant, ÉloĂŻse est venue et m’a posĂ© une drĂŽle de question :

- Les pitons que tu as employĂ©s pour ta derniĂšre escalade, ce sont bien des Climbing7 de Henkel &Watts ?

- Oui, bien sĂ»r, les meilleurs pour ce type de roche. Pourquoi ?

- Pour rien, je me posais la question, c’est tout. Tu les avais achetĂ©s il y a longtemps ?

- Non, l’an dernier, en avril.

Je ne savais pas pourquoi elle m’avait posĂ© ces questions, mais je supposais qu’elle aussi devait souvent penser Ă  cet accident. Et bien sĂ»r au piton puisque c’est lui qui avait flanchĂ©. Bon, je vois que je continue Ă  manquer d’honnĂȘtetĂ©, ce n’est pas le piton qui a flanchĂ©, c’est moi qui l’ai mal plantĂ©. L’accident Ă©tait entiĂšrement de ma faute. Comment, aprĂšs tant d’annĂ©es de course dans toutes les montagnes du monde, avais-je pu commettre cette faute immense, qu’on ne pardonnerait pas Ă  un dĂ©butant, de s’assurer sur un piton mal plantĂ© ? Comment avais-je pu lui confier la vie de mon fils ? Et la mienne aussi, mais moi je n’avais rien Ă  dire, j’avais eu ce que je mĂ©ritais.

Ce matin, ÉloĂŻse est entrĂ©e dans ma chambre accompagnĂ©e par Henri, mon fidĂšle compagnon d’escalade et j’ai vu Ă  leur attitude que quelque chose d’important se prĂ©parait. AprĂšs les bises et les comment vas-tu traditionnels, Henri s’est approchĂ© du systĂšme vidĂ©o pendant qu’ÉloĂŻse prenait un air extrĂȘmement sĂ©rieux pour me dire :

- On a quelque chose Ă  te montrer. Il faut que tu le voies, ça te fera mal, c’est sĂ»r, mais il le faut.

- C’est sur l’accident ?

- En quelque sorte, oui.

- Et tu es sĂ»re que je ne peux pas m’en passer ?

- On a bien réfléchi. Je suis désolée.

- Alors vas-y.

La vidĂ©o a commencĂ©. Sur l’écran je voyais un homme grimper une paroi un peu difficile. L’homme semblait trĂšs expĂ©rimentĂ© et ne commettait aucune faute. Il progressait rĂ©guliĂšrement et surement, comme je l’aurais fait moi-mĂȘme sur un mur de cette difficultĂ©. Je l’ai vu planter un piton dans une fissure de la roche puis continuer sa progression mais il est vite arrivĂ© devant un passage qui semblait particuliĂšrement ardu. Il hĂ©sitait, cherchait des prises, cherchait encore, tentait un essai, en vain. Et lĂ , c’était vrai, je le sentais, ce n’était pas pour le film. Je ne distinguais pas suffisamment la paroi pour voir oĂč il aurait pu trouver une prise et s’échapper de ce piĂšge et tout Ă  coup j’ai eu cette boule dans le ventre qui me glaçait souvent depuis l’accident.

Alors le cauchemar a commencĂ©. Parce que je venais de voir que ses muscles commençaient Ă  trembler, Ă  se tĂ©taniser. J’étais lui, accrochĂ© sur cette paroi. Je sentais mes muscles trembler, mes mains gelĂ©es essayant en vain de trouver un creux dans la roche. Et soudain je n’étais plus lui, j’étais moi revivant l’accident. Moi, accrochĂ© au rocher et prodiguant mes conseils Ă  mon fils, un peu en contrebas, qui n’arrivait pas Ă  trouver la prise. Il manquait d’entrainement et je me rendais compte un peu tard que je n’aurais pas dĂ» l’emmener avec moi mais il avait tant insistĂ© ! Je commençais Ă  me fatiguer mais je suis trĂšs entrainĂ© et cela n’avait rien d’inquiĂ©tant pour moi. Par contre, ça pouvait ĂȘtre grave pour Pierre, il devait ĂȘtre Ă  bout. J’allais lui crier de redescendre prudemment quand je l’ai entendu crier et que j’ai vu la corde se tendre. Et le drame s’est produit : j’avais mal plantĂ© le piton, il a lĂąchĂ© et plus rien ne nous a retenu. Pierre m’a entrainĂ© dans sa chute. Il est mort sur le coup et je suis bloquĂ© Ă  vie sur ce lit.

J’ai ouvert les yeux. Henri avait arrĂȘtĂ© la vidĂ©o quand il s’était aperçu que je les avais fermĂ©s en revivant la chute.

- Il faut que tu regardes, c’est important.

- OK, Henri vas-y, je vais regarder ça.

L’homme sur l’écran a tentĂ© une manƓuvre osĂ©e qui n’a pas abouti. Ses pieds ont glissĂ©, il a, en vain, essayĂ© de se retenir avec les mains et il est tombĂ© dans le vide. Normalement la corde passĂ©e dans le piton qu’il avait plantĂ© aurait dĂ» le retenir mais il lui est arrivĂ© la mĂȘme chose qu’à moi, le piton a lĂąchĂ©.

- Bon, j’ai bien regardĂ©, mais ça ne me console pas de savoir que je ne suis pas le seul Ă  avoir fait une connerie avec un piton.

- Il n’a pas fait une connerie. Toi non plus. Regarde la suite.

La vidĂ©o montrait maintenant un autre homme gravissant la mĂȘme paroi. Il semblait lui aussi trĂšs expĂ©rimentĂ©. ArrivĂ© Ă  l’endroit oĂč avait Ă©tĂ© plantĂ© le piton qui avait lĂąchĂ©, il a sorti un marteau et a commencĂ© Ă  attaquer la roche. Il lui a fallu un bon moment pour extraire quelque chose du rocher. Puis la vidĂ©o montrait cet homme, en bas de la paroi, exhibant un morceau de mĂ©tal. Quand la camĂ©ra s’est suffisamment approchĂ©e, j’ai reconnu la pointe d’un piton. La pointe uniquement. Pas la boucle dans laquelle passe la corde. La pointe d’un piton cassĂ©. CassĂ© !

Henri a arrĂȘtĂ© la vidĂ©o et dit :

- C’était un Climbing7 de l’an dernier. Henkel a arrĂȘtĂ© la production et a diffusĂ© un appel Ă  ne plus les utiliser.

- C’est incroyable !

- Oui, et regarde.

Il s’est penchĂ© sur son sac, en a sorti un bout de mĂ©tal que j’ai tout de suite reconnu.

- ÉloĂŻse m’a demandĂ© d’aller le chercher. J’ai eu du mal ! Ça pour ĂȘtre enfoncĂ©, il l’était ! Il ne risquait pas de s’arracher. Tu n’es pas responsable de cet accident. ArrĂȘte de dire que tu as tuĂ© ton fils, tu n’y es pour rien !

ÉloĂŻse s’est prĂ©cipitĂ©e pour me serrer dans ses bras. Elle pleurait et je n’ai pas pu retenir mes larmes.  Soudain, je me suis senti bien, je me suis senti revivre. La hantise d’avoir tuĂ© mon fils s’est envolĂ©e. Bien sĂ»r cela ne me ramenait pas Pierre et je sais que je continuerai Ă  pleurer sa disparition. Savoir qu’il est mort en rĂ©alisant sa passion ne m’aide pas beaucoup, mais je sens que je suis mieux, je n’ai plus ce serrement du cƓur qui m’étouffaient si souvent.

Le ciel s’éclaire devant moi. Pas de problĂšme financier en vue, ma sociĂ©tĂ© de production de films d’aventures allait prospĂ©rer avec Henri comme hĂ©ros et je me chargerai de toute la partie administrative. Je pourrai profiter de tout ce que la mĂ©decine et la technologie moderne peuvent inventer et elles sont trĂšs fĂ©condes. Il y a plein de domaines Ă  explorer : l’histoire, la science, les arts, les grands problĂšmes philosophiques et bien d’autres choses encore. En plus, il y a les jeux, les animaux, le sport
 Évidemment, je dois mettre une croix sur les aventures, mais j’en ai dĂ©jĂ  beaucoup vĂ©cues, plus que la plupart des gens et je peux bien me contenter de regarder celles vĂ©cues par d’autres.

Et puis je suis un aventurier. J’aime les dĂ©fis. Et lĂ  j’ai le plus difficile Ă  affronter : passer d’une vie entiĂšrement vouĂ©e Ă  l’action physique Ă  une vie purement intellectuelle. SacrĂ©e montagne Ă  gravir ! Mais je suis armĂ© pour ça. Je me connais, j’y arriverai !

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