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Les petits métiers oubliés

Publié dans "Le fil", éditions Auzas. Souvenir de mes débuts de chercheur Thème imposé : le fil.

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Bonjour à vous, mes chers auditeurs que je suis ravie de retrouver comme tous les mercredis à 10 heures. Aujourd’hui, hélas, c’est notre dernière édition de cette passionnante série documentaire sur les petits métiers oubliés. En fait, je pensais arrêter la semaine dernière, mais nous avons réussi à dénicher le dernier représentant d’une activité un peu différente de celles que nous avons examinées depuis le début.

Elle est en réalité très différente et je dois vous dire que j’ai hésité : fallait-il oublier ce reportage ? Sinon, devait-il être inclus ici, dans les petits métiers oubliés, ou dans la série documentaire sur la chasse ? J’ai choisi de le conserver et de vous le présenter. Voici l’enregistrement :

- Jean, pouvez-vous en quelques mots nous décrire ce qui fut votre activité principale jusque vers 1970.

- J’étais concepteur de microscope à rayons X dans un laboratoire du CNRS. Oh ! C’était un métier passionnant mais qui n’a pas duré longtemps. A ma connaissance le premier microscope X a vu le jour en 1960 et nous n’avons été que deux à travailler sur ce sujet. Depuis 1970, cette activité a complètement disparu de la planète.

Mes chers auditeurs, vous comprenez maintenant pourquoi je dois arrêter cette série : nous avons vraiment épuisé tous les sujets intéressants. Mais écoutons quand même la suite de notre reportage.

- Jean, c’était sûrement un métier passionnant mais je ne vous demande pas de me le décrire, je crains que nos auditeurs ne soient pas aussi intéressés que je le suis. Pouvez-vous plutôt nous raconter une anecdote qui vous a marqué ?

- Voyons, oui, je pourrais parler des insectes que je… Non, voilà, je sais, je vais vous parler de la chasse aux araignées.

- Des araignées dans les microscopes ? Le ménage n’était …

- Non, attendez, Il ne fallait pas les éliminer mais les capturer vivantes.

- Je vois, pour pouvoir les examiner avec votre microscope.

- Mais non, vous n’y êtes pas du tout.

J’interromps un peu l’enregistrement pour vous préciser ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Sa réponse un peu vive m’a légèrement agacée et je me suis demandé si ses araignées offraient un intérêt quelconque. En face de moi, mon interlocuteur souriait doucement, je voyais bien que l’évocation de ses jeunes années lui faisait plaisir. Dans le doute, j’ai décidé de ne pas l’interrompre et de laisser l’interview se dérouler. Il s’est enfoncé dans son fauteuil, a rallumé sa pipe, caressé le dos du chien qui sommeillait à ses pieds et il a continué. Revenons à l’enregistrement.

- Il fallait des fils. J’avais besoin de fils extrêmement fins mais très solides. Et la seule méthode pour obtenir ces fils était d’utiliser des araignées.

- C’est vrai que ce sont des fils très fins, quand on regarde une toile on se demande…

- Non, pas ces fils, ils sont beaucoup trop gros. Il fallait trouver des petites araignées. Très petites, 2 à 3 millimètres pattes comprises. Celles-là font un fil si fin qu’on ne peut pas le voir à l’œil nu.

- Et c’est assez solide ?

- C’est le plus solide des fils très fins. On ne sait pas faire des fils de matière plastique aussi fins et solides.

- Et comment faisiez vous pour utiliser des fils que vous ne pouviez même pas voir ?

- D’abord, il fallait trouver ces bêtes. Pas facile. J’ai commencé par en chercher autour de moi, dans mon bureau, dans les toilettes, mais quand les femmes de ménage ont su que je cherchais des araignées elles se sont vexées. Alors J’ai passé des heures au fin fond de l’atelier, là où le service d’entretien évite de faire du zèle. C’est dur, il faut de bons yeux, mais on en trouve. Quand elles ont les pattes repliées, difficile de les distinguer d’une poussière et Dieu sait s’il y a de la poussière dans un atelier !

- Et quand on en a trouvé, qu’est-ce qu’on en fait ?

- La première fois que j’ai fait cette chasse, j’en ai trouvé trois que j’ai mises dans une boite. Vous comprenez, il faut les faire jeûner pendant un jour pour que le fil soit plus fin. C’était une erreur. Le lendemain il n’en restait qu’une, plus grosse, et quelques restes de pattes. J’ai dû repartir à la chasse. Je ne vous dis pas le sourire des collègues quand ils me voyaient passer avec une petite boite et une pince à épiler ! Eux passaient leur temps sur des équations. C’est facile, les équations, pas besoin d’avoir des bons yeux et de la patience. Et du doigté parce qu’elles ne se laissent pas prendre comme ça ! Tout ça sans les écraser, en plus !

C’était bien la première fois que je voyais quelqu’un s’intéresser à ces petites bestioles et le fait de savoir qu’elles se mangent entre-elles ne me les rendait pas plus sympathiques. Mais j’avoue que je me demandais comment il avait pu leur prendre ce fil, alors j’ai continué à enregistrer ses souvenirs :

- Et une fois qu’elles ont jeûné, qu’est-ce qu’on en fait ?

- Il faut d’abord éliminer le vieux fil. Parce que ces bêtes sont écolos : elles recyclent le vieux fil qu’elles récupèrent quand elles remontent. Mais il n’est pas joli,  pas régulier, on dirait du boudin. Il faut donc en éliminer le premier mètre.

- Comment ?

- On en prend une sur le bout d’un crayon que l’on tapote légèrement pour la faire descendre. Quand elle est descendue de 30 centimètres environ, on passe un autre crayon juste au-dessus de l’araignée pour accrocher le fil et la récupérer et on recommence. Quand on l’a fait 3 fois, on arrête.

- Alors là on peut récupérer du bon fil. Comment ?

Il faut que je vous décrive la scène : Jean a regardé autour de lui, attrapé un bout de fil de fer qui trainait dans son cendrier et confectionné une boucle avec une queue, un peu comme un point d’interrogation dont la boucle ferait 2 ou 3 centimètres et serait entièrement fermée, vous voyez ? Il avait l’air perdu dans ses souvenirs et semblait m’avoir oublié. Quand son dispositif a été prêt, il a repris la parole. Ecoutons-le :

- Vous avez votre araignée au bout du crayon, vous tapotez doucement, là, comme ça et quand elle est un peu descendue, vous approchez votre anneau de là où vous supposez que le fil se trouve. Si la bestiole remue, c’est que la boucle est en contact avec le fil. Alors vous tournez votre anneau, comme ça, et si vous voyez l’araignée remonter par saccades, c’est que vous avez bien enroulé le fil sur l’anneau.

Je dois vous dire qu’en faisant les gestes qu’il décrivait il vivait si intensément ses souvenirs qu’il donnait l’impression d’être vraiment en train d’enrouler le fil. Je me suis laissé prendre par cet instant et j’ai bien cru voir, moi aussi, un petit point noir remonter par à-coups sous son anneau. Mais écoutons la suite.

- C’est bien beau d’avoir récupéré du fil, mais qu’est-ce que vous pouvez bien en faire si vous ne le voyez pas ?

- Oh, maintenant ce n’est plus que de la technique, ça manque d’intérêt.

- Oui mais je suis intriguée. Dites-moi ce que vous en faites et je verrai si je le garde. Peut-être que je couperai au montage.

Jean a hésité, titillé un peu le fourneau de sa pipe, s’est penché vers le chien et l’a caressé distraitement. On voyait que la partie technique de sa chasse aux araignées n’était pas son souvenir favori.

- Il faut le chromer, parce qu’on va envoyer dessus des électrons. On met l’anneau dans un instrument qui permet de faire le vide. On fait chauffer et s’évaporer du chrome qui va se déposer partout, y compris sur le fil. A partir de ce  moment, il est capable de réfléchir la lumière et si vous l’éclairez bien, vous pouvez le voir.

- On peut le voir, peut-être, mais qu’est-ce qu’on en fait ?

- Oh !  c’est simple, on fait une sorte de viseur. Il faut coller deux de ces fils sur un support avec un trou de 1 millimètre, ils doivent se croiser à 45 ° au centre du trou.

- Merci beaucoup Jean pour ce souvenir d’une chasse une peu particulière.

Voilà, j’ai interrompu l’enregistrement parce que je sentais bien que ce qu’aurait pu me dire Jean de son ancien métier, métier éphémère puisqu’il n’a duré que 10 ans, relevait de la technique et ne l’intéressait pas plus que moi.

Au cours de nos rendez-vous hebdomadaires nous avons vu nombre de vieux métiers utilisant des animaux : le montreur d’ours d’Aulus, le peillarot  qui achetaient les peaux de lapin et qui faisait tirer sa petite charrette par son gros chien, et bien d’autres.  Mais je n’aurais jamais pensé qu’on puisse utiliser des araignées dans un métier de haute technologie et c’est pour cela que j’ai finalement décidé de clore cette série avec ce reportage un peu marginal, je le reconnais.

Chers auditeurs je vous dis au revoir. Et je vous donne rendez-vous, bientôt je l’espère, pour une nouvelle série documentaire.

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