UNE FENËTRE SUR LES NUAGES
Thème imposé : la fenêtre
​
Je n’ai pas dit à Marie-Thérèse que je partais à la pêche mais faut dire qu’elle est agaçante quand elle s’y met. Bon, il ne faudrait pas que je rate le petit chemin. C’est bientôt. Oui, voilà , c’est là . Je vais salir la voiture, tant pis, pour quelques truites, ça vaut bien le coup. Je vais aller cacher la voiture derrière le moulin, c’est plus sûr. Là , c’est bien. Du chemin on ne risque pas de la voir. Allons-y.
De plus en plus délabré, ce moulin. C’est une petite maison bâtie à cheval sur le torrent, avec une petite chute d’eau sous la maison, pour faire tourner une roue à aubes. Cette roue a disparu, bien sûr !
J’ai toujours pêché en amont ou en aval du moulin, mais jamais dessous. Il y a peut-être du poisson parce qu’avec la petite chute d’eau, ça remue pas mal et la truite aime ça. Je vais essayer. Sous le moulin, de chaque côté du torrent, il y a un trottoir. Je vais me mettre sur celui de gauche.
Pour l’instant ça ne donne rien. Il faut être patient. Qu’est-ce que c’est ce bruit, depuis un moment ? Jamais entendu ça, comme un grondement continu. Eh ! qu’est-ce qui se passe ? Holà , attention, c’est quoi ? Un tremblement de terre ? Non, ça va, ça se calme. Je me demande bien ce… Eh ! c’est quoi, ça ? Ça recommence. Oh ! des pierres qui tombent, tout va s’écrouler ! Partir… Oui, sans… Merde ! Ça tombe. Vite, contre le mur. Un tremblement de terre, sûr ! Mais tout s’écroule ! Aïe, ma jambe. Non, ce n’est rien. Si les poutres lâchent, je suis cuit. Il faut que je parte de là en vitesse !
Trop tard. Tout s’est écroulé. Mais je n’ai rien. J’ai eu de la chance, les poutres de mon côté ont tenu le coup. Ça remue encore. Si j’avais été sur l’autre trottoir, je serais mort, sans doute, sous ce tas de bois. Les poutres et le plancher du dessus. On dirait que ça se calme, pas trop tôt ! Je l’ai échappé belle. Oui mais il y a la suite, comment ils appellent ça ? Ah oui, les répliques. Je n’ose pas bouger, je vais rester contre mon mur puisque ça à l’air de résister de ce côté.
Voilà , il y a eu une réplique, mais comme il y avait eu beaucoup de dégâts au début, ça n’a pas changé grand-chose. Bon, je crois que je peux partir tranquille. Par où ? Pas par où je suis venu, le mur s’est écroulé et le passage est complètement bouché. De l’autre côté ça a l’air dégagé. Voyons-ça.
Ce n’est pas mieux de ce côté. Comment sortir ? Les murs se sont effondrés des deux côtés, impossible de passer. L’eau continue de couler entre les gravats mais pour moi, c’est impossible. Il va falloir que je dégage des blocs pour pouvoir passer.
Ça fait deux heures que j’essaie de déplacer des morceaux de murs et tout ce que j’ai réussi à faire c’est de dégager une petite fenêtre, bien trop petite pour que j’y passe. Je ne vois pas comment je vais pouvoir sortir d’ici. Les blocs sont trop lourds pour moi. D’autant plus que je n’y vois pas beaucoup, la lumière passe par les interstices entre les morceaux de mur et par le petit fenestrou que j’ai dégagé. C’est maigre !
Non, rien à faire, je suis bloqué. Qu’est-ce que je vais devenir ? personne ne passe près de ce moulin, et si quelqu’un passe, comme j’ai caché la voiture, il ne se doutera pas qu’il y a homme sous ces décombres. Et je n’ai pas dit à Marie-Thérèse où j’allais. Elle ne se doutera jamais que je suis allé à la pêche alors elle n’aura pas l’idée de venir ici. Mais d’ailleurs, elle a peut-être été blessée, ou pire, pendant le tremblement de terre. Et les enfants ? Mon Dieu, pourvu qu’ils n’aient rien. Comment savoir ? J’aurais dû écouter les conseils et prendre mon téléphone portable quand je pars seul. Mais je ne le prends jamais, il est dans le tiroir dans l’entrée.
Je viens de fumer une cigarette pour calmer mon inquiétude, mais c’est loupé. Je me dis que Marie-Thérèse et les garçons ont dû être blessés. Ils sont peut-être morts. Et je me rends compte que personne ne viendra me chercher là . Je vais mourir ! Mon Dieu, je vais mourir. Et les enfants, et Marie-Thérèse ! Peut-être eux aussi !
J’ai pu agrandir un peu la fenêtre mais c’est loin d’être suffisant. Je suis complètement bloqué. J’ai trouvé un endroit confortable pour m’assoir et j’ai dégoté un tas de feuilles sèches amassées par le vent. Je les ai utilisées pour me faire un matelas un peu plus confortable que la pierre, si je dois passer la nuit ici. Assis ou couché je ne peux voir que le ciel et pour voir un peu de la forêt je dois me lever.
Le jour décline. Toujours personne. Je crois bien que je vais dormir sur les feuilles. Je n’ai rien mangé depuis ce matin et je commence à avoir faim. Je vais essayer de pêcher, on ne sait jamais.
Eh bien, ça a été rapide. Une belle truite. Bon, il faut la faire cuire. Ce n’est pas le bois qui manque. Allons-y avant qu’il fasse noir.
La truite était bonne, mais si elle avait été plus grosse ça n’aurait pas été plus mal ! L’eau du torrent est assez propre mais elle a un gout de terre désagréable. Maintenant il fait pratiquement nuit, je vais m’allonger et attendre demain.
Une nuit affreuse, bien sûr. Je n’arrêtais pas de penser aux enfants et à Marie-Thérèse, surement blessés ou même morts. Quelle idée j’ai eu de partir à la pêche ! J’ai très faim, je vais pêcher.
Petit déjeuner composé de truite et d’eau du torrent. Original mais je préfère le thé et le pain grillé. Et ça n’a pas suffi à calmer ma faim. Plus qu’à attendre, quelqu’un finira bien par passer dans le coin et par jeter un coup d’œil dans ces ruines. Tant qu’il y a des truites, je peux tenir le coup, mais il ne faudrait pas que ça dure. De temps en temps je me dis que je vais mourir ici, je panique mais je me raisonne.
Déjà 4 jours que je suis prisonnier. Je meurs de faim. J’ai mangé quatre truites depuis que j’ai quitté la maison, c’est loin d’être suffisant. Et je suis inquiet : mon briquet n’a plus qu’une toute petite flamme, bientôt il sera vide. Je vais laisser le feu allumé tout le temps, sinon je ne pourrai plus faire cuire mes truites. Et je crois que je deviens fou, j’ai des hallucinations. Hier j’ai vu un nuage qui se moquait de moi. Sur le moment j’ai été furieux mais après je me suis rendu compte que je délirais.
Six jours, cinq truites depuis le début. Je ne sens même plus la faim. Le feu s’est éteint, j’ai eu la flemme de me lever pour l’entretenir. J’ai eu tort, je le sais, mais je suis si fatigué ! Je vais mourir, c’est sûr, mais c’est bien long. Si je prends une truite, je la mangerai crue, je mangerais n’importe quoi. Heureusement qu’il y a le fenestrou, je regarde tout le temps les nuages, il n’y a que ça de vivant. Au début je m’ennuyais, rien à lire, rien à faire sinon essayer d’attraper du poisson mais maintenant les nuages me tiennent compagnie, ils me racontent des histoires, des drôles d’histoires. Ils ont mis plusieurs jours avant de me parler, ils sont timides. Au début ils me montraient seulement des images, avec Marie-Thérèse et les enfants, puis ils se sont mis à me parler. Ils m’ont raconté une histoire où j’étais Superman et où j’abattais des murs. De temps en temps je me rends compte que je délire, alors je me reprends mais ça ne dure pas.
Hier, c’était le huitième jour, peut-être plus, je perds le compte, il a fait beau et il n’y avait aucun nuage pour bavarder avec moi. Je me suis ennuyé. Aujourd’hui ils sont revenus, ils sont gentils. Je leur raconte des choses de ma vie et ils les commentent. Ils sont très sages et ils me disent des vérités.
Je ne sais plus depuis combien de temps je suis là . Quand je ne délire pas, je sais que je suis en train de mourir mais ça ne me fait plus rien. Je suis calme. Je n’ai plus la force de pêcher ni même de me lever, mais je peux boire en tendant le bras. Je suis bien, tout est tranquille. Marie-Thérèse et les enfants ont dû mourir dans le tremblement de terre. Je suis bien, en paix, et les nuages me disent que ça va bientôt finir. C’est bon cette sérénité. Ce n’est pas difficile de mourir, il suffit d’attendre en regardant par le fenestrou.
Qu’est-ce que c’est ce bruit ? Un chien ? Oh non, qu’on me laisse tranquille, je suis bien, qu’ils le fassent taire ! Et des voix. Qu’ils s’en aillent je suis si bien ici.
- Par-là ! Sultan aboie, il l’a peut-être trouvé !
- Il sent quelque chose dans ce trou entre les blocs. Regarde, il remue la queue. Il est tout fou, ça doit être Papa, il a senti son odeur.
- Tu dois avoir raison. Vite on va agrandir ce trou.
- Papa, Papa, on est là . Papa !
- On n’y arrivera pas.
- Non, c’est vrai, j’appelle les pompiers.
- Papa, on arrive, on attend les pompiers !
​
Mais pourquoi ne se taisent-ils pas ? J’étais si bien. Et ils me cachent les nuages.
- Ils vont réussir, madame, n’ayez pas peur, si votre mari est là derrière, ils le sortiront en douceur. S’il est vivant. Je pense que vous vous rendez compte qu’après tant de jours il n’y a que très peu de chances qu’il le soit encore.
- Il est vivant, je le sens.
- Dites-moi, comment avez-vous pensé à venir ici ?
- C’est mon fils, le plus jeune. 5 ans. Tout à l’heure, à table, je redisais pour la centième fois « mais où il a bien pu aller ? » alors il a dit : « il est allé à la pêche ». Je lui ai demandé comment il le savait et il m’a dit que hier en prenant ses patins au garage, il avait vu qu’il n’y avait plus la canne à pêche alors il avait pensé qu’il l’avait emportée. C’était une bonne piste. J’ai dit aux enfants : « Allons voir au moulin, il y va souvent ».
- Et il semble bien qu’il y ait quelqu’un ici, mais s’il est vivant il est inconscient. Et ce n’est peut-être pas votre mari.
- Dès qu’on est descendu de la voiture notre chien s’est précipité vers ce trou en aboyant. C’est lui et il est vivant.
- Monsieur, derrière la ruine il y a une auto bien cachée. Une Peugeot.
- Verte ?
- Oui.
- C’est la sienne. Vous voyez bien que c’est lui !
- Papa, on est là !
- Madame ! Madame ! Ça y est, on l’a. Il est très faible mais il est vivant ! On le sort de là et on file à l’hôpital !
- Oh mon Dieu, dans quel état ! Il ne va pas mourir ?
- Non, ça ira. Vous pouvez dire au chien de se taire ? On y va, direct aux urgences.
Qu’est-ce qui se passe ? Ça remue, Ce sont encore les nuages qui se moquent de moi ? En voiture ? Et ce klaxon qui n’arrête pas. Est-ce que je délire encore ?
- Soyez rassurée, madame, il est très faible mais il va se remettre. Je suis étonné, il n’est pas trop déshydraté et je n’arrive pas à croire qu’il n’ait rien mangé si longtemps.
Je ne suis pas mort. Je vais rester encore quelques jours en observation et je pourrais revenir chez nous. Quand je serai bien remis, j’irai revoir ce moulin mais je n’irai pas seul. En attendant je regarde par la fenêtre mais ce ne sont pas les mêmes nuages. Ceux-là ne me parlent pas.