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Le coffre

Quand je pense aux origines du comportement des gens, je pense à mon oncle et j’ai honte. On ne devrait pas juger sans savoir et comme on ne sait jamais, on ne devrait jamais juger.

Après le décès de mon oncle, je suis retourné voir sa maison où je passais la plupart de mes tristes vacances, où j’avais si souvent pleuré, silencieusement, en cachette de cet homme sombre qui me terrorisait.  Ce retour fut une épreuve terrible.

Il faut dire que tout s'était ligué pour me le rendre difficile. Ce village est si mal desservi que n'ai pas pu choisir l'heure de mon arrivée et lorsque je suis descendu du bus, il était un peu plus de 18 heures. Le soir tombait déjà, un soir de novembre, venteux, avec une de ces petites pluies froides et désagréables qui semblent ne jamais devoir finir. Et vous savez qu'elle ne finira pas avant que vous soyez mouillé jusqu'aux os.

J'avais une bonne demi-heure de marche avant d'arriver à La Borne. Le Borgne, comme l'appelaient plus couramment les gens du village. C’est là qu’avaient vécu, solitaires, mon oncle et ma tante. Les circonstances dans lesquelles Tonton Jo avait perdu son œil m'ont toujours parues obscures et je n'ai jamais osé lui demander directement des explications. Je dois dire que les rares fois où je me sois hasardé à lui poser une question, je n'ai jamais eu de réponse. Un regard, sans plus, mais un regard qui me faisait regretter ma question. Il était comme ça, Tonton Jo. Un ours. Ma tante était moins sévère et souvent je cherchais quelque réconfort auprès d'elle, mais elle parlait mal le français et je ne la comprenais pas toujours.

Il y avait plus de trente ans que je n’étais pas revenu et personne, dans le village, ne m'a reconnu. Quelqu'un m'a dit : Si vous allez par là, vous allez trouver une maison dans deux kilomètres. Ne vous y arrêtez pas ! » J'étais intrigué et j'ai demandé des explications. « La maison est maudite. Le Borgne, c’était un sauvage. Depuis le drame. » Je ne voyais pas de quel drame il pouvait s'agir, alors j'ai insisté. « On raconte qu’il y a presque 50 ans (avant ma naissance, cela expliquait mon ignorance), avec sa femme, un soir, ils ont fait une nouba à tout casser. Quand ils ont dessoulé, tard le lendemain, leur petit n'était plus là. Ils l'ont cherché partout et ont fini par le retrouver, noyé dans le puits. Depuis ils n’ont plus bu mais ils se sont complètement coupés du monde. Et c'est tant mieux parce qu'on se passait bien d'eux ! Quand on a des gosses, on doit les surveiller plutôt que boire. Après ça ils ont fait combler le puits, mais trop tard ! »

Je pensais à cette histoire en marchand vers La Borne et je me suis rappelé qu'il y avait derrière la maison un bouquet d'arbustes particulièrement prospères, tranchant nettement sur le reste de la végétation. Sans doute à l'endroit où se trouvait le puits. Et je me suis aussi rappelé que Tonton Jo criait toujours lorsque je m'approchais de cet endroit.

Je longeais maintenant un endroit particulièrement sinistre en cette fin de journée : un bois de sapins régulièrement plantés, si serrés que le sous-bois était déjà dans la nuit. D'ailleurs même en plein jour il y a si peu de lumière que rien ne pousse sous ces arbres. Un espace vide, mort. Aucune plante, aucun animal, un sous-bois stérile. Et cette odeur de pourriture, écœurante, si loin de l’odeur de champignons qu’on attend d’une forêt. Des miasmes morbides. Pour échapper à cette ambiance sinistre, j’essayais de retrouver où j’avais vu ces mots : miasmes morbides. Baudelaire peut-être, ou Verlaine ? Mais en vain, j’étais malgré moi plongé dans ce milieu mortifère.

Soudain, le ululement d'une chouette. Je me suis arrêté, pétrifié. Je me suis vite ressaisi, je savais que ce n'était qu'une chouette. Mais j'ai toujours un instant de panique lorsque j'en entends une. Cela date de ces vacances que je passais à La Borne parce que ma mère travaillait et ne pouvait pas me garder. Vacances horribles qui font que je déteste jusqu'au mot lui-même. Tonton Jo, la maison, les bois alentour, tout me faisait peur. Un soir, à la nuit tombée, malgré ma peur du noir, Tonton Jo m'a envoyé chercher du bois dans la remise. Un cri de chouette a retenti. Je venais de lire une bande dessinée où des fantômes poussaient des « Hou! Hou ! » tout à fait identiques au cri que je venais d'entendre. Persuadé que la campagne fourmillait de fantômes, je suis rentré en courant. L'impression était si forte que maintenant encore je ne peux entendre un ululement sans frémir.

Plus que quelques centaines de mètres et j'allais revoir cette maison où j'avais passé des jours si tristes, loin de ma mère, de ses rires et de ses chants. Mon oncle venait de décéder, un an après sa femme, et j'étais son seul héritier. Je savais que j'allais y passer une nuit seul et je me promettais de chercher des réponses aux nombreuses questions que je n'avais jamais pu poser. Et surtout : le coffre !

En découvrant la maison, après le dernier virage, je vis qu'elle ne s'était pas améliorée. Les arbres avaient poussé et on sentait bien que si on les laissait faire il n'y aurait bientôt plus de place pour la maison. Tonton Jo devait être fatigué sur ses vieux jours et il avait laissé les ronces envahir le potager. Même le petit bosquet où je savais maintenant qu'il y avait eu un puits était entièrement délaissé et méconnaissable. Comment Tonton Jo avait-il pu laisser ainsi cet endroit qu'il entretenait si bien, où son fils unique avait perdu la vie, devenir cette jungle où les ronces et les orties dominaient, victorieuses ?

Je passai la porte, content de m'abriter enfin de cette pluie insidieuse mais aussi plein d'appréhension. Je n'aimais pas cette maison mais je savais, au plus profond de moi, qu'elle ne m'aimait pas non plus. J'entrai en me demandant quel accueil m'attendait.

Aussitôt tout m'est revenu, le froid, le silence, la peur. Des yeux je cherchai ma tante Souriah, la seule source de chaleur et de réconfort que j'avais trouvé ici. Evidemment elle n'y était plus, ni elle ni son empreinte ; la maison de Tonton Jo régnait ici et semblait bien décidée à ne pas me laisser la place.

J'ai 45 ans, bientôt 46 et je ne me laisse plus intimider ainsi. J'ai donc posé mon sac, sorti les bougies et la lampe électrique que j'avais apportées. J’ai dégagé le fauteuil habituel de Tonton Jo pour me reposer de ma petite marche et peut-être aussi pour montrer à la maison qu’il y avait un nouveau maître. Mais je me suis vite relevé pour bloquer un volet que le vent faisait battre sans arrêt. Puis je suis allé dans la chambre qui était la mienne et j'ai vu que rien n'avait changé : le grand lit avec son énorme édredon, l'armoire que je supposais contenir encore les draps et les couvertures de réserve. Effectivement, le contenu n'avait pas changé. Il y avait même encore des affaires qui m'avaient appartenu, une culotte en velours usagée, une chemisette un peu déchirée et une paire de sandales en corde. Un peu ému, j’étais content de retrouver là l'ombre de Tante Souriah. Je marquais un point contre la maison et je décidai que je passerai la nuit dans cette chambre, sur mon lit, avec le duvet que j'avais emmené.

Je suis retourné m’asseoir  dans le fauteuil et j'ai regardé cette pièce que je connaissais si bien et qui n'avait guère changée. La chouette s'est remise à crier et un souvenir m'est revenu : un soir, cet ululement sinistre m'avait une fois de plus terrorisé et j'avais dit : « Tonton Jo, pourquoi tu la tues pas, cette chouette ? Â» Il s'était retourné brusquement vers moi et avait dit, presque crié : « Tuer ! » Il avait semblé vouloir dire autre chose mais rien n'était sorti de sa bouche. Au bout d'un moment je l'ai entendu dire à mi-voix: «J'ai bien assez tué comme ça ! ». Il avait été militaire, avait servi en Indochine et en Algérie et c'est sans doute là l'origine de sa réaction. Mais à l'époque j'étais trop petit pour le savoir.

J'ai entrepris de faire un feu dans la grande cheminée où restait un fagot de petit bois. Il y avait encore quelques bûches dans le cantou et de vieux journaux, j'avais donc tout ce qu'il fallait. Etait-ce à cause de la pluie qui était tombée toute la journée, s'était infiltrée par la cheminée et avait mouillé le bois, ou bien était-ce la maison qui se vengeait du petit moment de nostalgie qui venait de m'arriver dans ma chambre ? Toujours est-il qu'au bout d’une demi-heure je n'avais toujours pas réussi à allumer ce feu et je décidai d'abandonner. Pour ne pas laisser à la maison une victoire trop facile, je me suis forcé à siffloter un petit air guilleret mais il sonnait tellement faux que je me suis arrêté peu après, sans même m'en rendre compte. J'ai alors sorti de mon sac le sandwich que j'avais prévu comme diner et j'ai commencé à le grignoter en pensant à tout ce que j'avais vécu ici. Et bien sûr j'ai pensé au coffre.

Pas la peine de me le cacher, ma principale curiosité en revenant ici concernait le coffre. J'avais bien cherché à éloigner ce souvenir de mes pensées depuis que j'avais pris le train, mais il était là, tapi dans l'ombre, attendant le moment propice pour surgir. Ce moment semblait être arrivé. Promis, après le sandwich, j'irai enfin voir le coffre. Mais maintenant que je suis adulte, je sais analyser mes réactions. Je ne suis pas dupe : si je mettais tant de temps à finir mon sandwich, c'était uniquement pour gagner du temps. Pour retarder la confrontation avec le coffre.

Sur la grande table il y avait une enveloppe assez épaisse. Je me suis approché et je me suis aperçu qu'elle m'était destinée. J'ai bien reconnu l'écriture de Tonton Jo. Que me voulait-il encore ? Il n'était plus là, qu'il reste où il est et me laisse en paix ! J'ai glissé l'enveloppe dans mon sac en pensant que je la lirai peut être un jour. Puis je suis monté au premier étage.

Deux portes en haut de l'escalier : la chambre de Tonton Jo et de Tante Souriah, à droite, et la chambre au coffre, à gauche. Pour gagner un peu de temps j'ai commencé par la porte de droite. Là aussi, rien n'avait changé. J'ai soigneusement refermé cette porte et, enfin, ouvert la porte de gauche pour entrer dans la chambre contenant ce coffre qui m’intriguait tant.

Il était là, au beau milieu de la pièce. Une pièce visiblement inoccupée depuis plusieurs dizaines d'années. Je n'avais jamais pu y pénétrer. Un jour j'avais ouvert la porte et vu le coffre, trônant seul au centre de la pièce. Avant que j'ai pu entrer dans la chambre, Tonton Jo était apparu et avait dit sur un ton qui m'avait glacé : «N'entre jamais dans cette pièce et surtout ne t'approche pas du coffre ! Sinon tu vas tomber dans un grand trou et tu peux en mourir !». Plus que le ton, ce qui m'avait impressionné c'était la longueur de la phrase. Jamais Tonton Jo n'avait prononcé plus de trois mots consécutifs. L'interdiction était donc formelle et j'étais bien résolu à la respecter.

Je m'attendais à voir une pièce aussi sinistre que le reste de la maison. Il n'en était rien. Les murs clairs étaient décorés d'images de Bambi, de fées virevoltant autour d'un bébé rose et joufflu, de dessins d'oiseaux et d'animaux. Dans un coin, à côté d'une armoire qui avait dû être moderne à l'époque, un berceau dont les décorations, malgré l'usure du temps, montrait l'amour qui avait dû entourer le bébé. Par terre, en vrac, tout un déballage de jouets de toutes sortes montrant que l'occupant de cette pièce ne devait pas avoir plus d'un an ou deux.

Et au milieu de la pièce, le coffre.

Ma lampe électrique à la main, je me suis approché lentement du coffre et j'ai tendu la main pour saisir le couvercle. Alors, la tempête s’est déchainée. Une brusque rafale de vent a fait vibrer toute la maison et claquer le volet de la cuisine que j'avais fixé en arrivant. Je me demandais comment il avait pu se détacher tout seul quand un éclair à illuminé la pièce malgré le volet fermé. Simultanément, le tonnerre a éclaté, craquement du ciel qui se déchire. Et, sans arrêt, le sinistre sifflement du vent se glissant par les fenêtres et les portes mal jointes. Soudain, ce sifflement a fait une pause inattendue et, dans l’énorme silence, l’ululement de la chouette a retenti. Tout près. Elle devait être sur le toit, juste au-dessus de moi. Sûrement la chouette que mon oncle n’avait pas voulu tuer et qui revenait, à travers toutes ces années, pour me tourmenter. C'était trop. La maison et la tempête avaient unis leurs efforts pour m’éloigner du coffre. Mais comment avais-je pu imaginer qu’on me laisserait percer le secret de mon oncle ? J’ai reculé en regardant le coffre, effrayé, vaincu. Mes peurs paniques d'enfance m’ont submergé d'un seul coup et j'ai quitté la chambre.

Je ne sais pas trop comment j'ai pu descendre cet escalier, attraper mes affaires et me précipiter dehors, mais je me suis retrouvé soudain sur la route du village, trempé, tenant une parka inutile et mouillée d’une main et un sac à moitié vide de l’autre. La tempête s’apaisait, victorieuse. Je n’osais pas regarder la maison qui, dans la nuit profonde, devait me narguer sous son aspect menaçant. Je me suis dirigé vers la gare où j’ai pu prendre le premier bus pour Paris.


Voilà une semaine que je suis de retour à Paris. J'ai repris mes esprits et je ris du ridicule de mes peurs. Bien sûr je n'en parlerai à personne, on se moquerait trop de moi.

J'ai retrouvé dans mon sac la lettre de Tonton Jo. Ici, il n'y a plus de maléfice à craindre aussi je l'ai ouverte et j'en ai commencé la lecture. Et je me rends compte de l'énormité de l'erreur que j'ai commise envers mon oncle. Voici des extraits :


« C'est ça l'armée : après avoir cassé du Viet, fallait casser de l'Arabe! Un jour on avait à nettoyer une mechta, je devais vider une maison, c'est-à-dire tuer tous ses habitants, par représailles. Dans la maison il y avait un vieux couple et une jeune fille, avec pour seule arme la haine dans leurs yeux. J'étais écœuré. Alors je leur ai fait signe de se taire, j'ai tiré trois coups de feu dans le plafond et je suis parti en leur répétant de se taire. Mais le soir j'ai décidé de déserter. Le lendemain j'ai quitté en douce le campement, ne sachant pas trop comment me cacher et je suis tombé par hasard sur la jeune fille de la veille. Je lui ai dit ce que je faisais et elle a décidé de m'aider. Sans elle, j'aurais surement été pris et condamné. Pendant des jours elle m'a guidé, trouvant des aides là où je n'aurais eu que de la haine. Grace à elle j’ai pu trouver le moyen de traverser la méditerranée. Au moment de me quitter, elle m'a dit qu'elle voulait rester avec moi. Et c'est comme ça qu’elle est devenue ta tante »

« Au village, je n'ai pas tardé à entendre des saloperies sur ma «bougnoule » J'ai voulu mettre les choses au point mais un jour on m'a dit que j'avais de la chance d'être du village parce que sinon… J'ai alors compris qu'ils n'hésiteraient pas à me dénoncer pour avoir déserté en temps de guerre. Depuis j'ai fui tous les habitants du village. »

« Comme disait mon sergent : Si tu veux vivre ne pose aucune question et ne répond à aucune question. Ne parle pas. »

« J'espérais qu'en les fuyant ils me laisseraient tranquille, mais non. Six mois après j'ai retrouvé mon chien noyé dans le puits. On n'a jamais vu un chien sauter une margelle de puits de cette hauteur. Pas possible. J'espérais qu'il avait bien pu mordre celui qui lui avait fait ça. Des sauvages ! J'ai comblé le puits qui ne servait plus à rien et j'ai planté dessus des lilas pour le souvenir. Je craignais constamment d'être dénoncé. Jusqu'à ce jour, cette crainte ne m'a pas quittée. Elle a pourri ma vie. »

« Un an plus tard, on a eu une grande joie : Souriah a mis au monde un bébé magnifique et qui riait tout le temps. Mais notre vie n'était pas faite pour être heureuse, ce bébé, notre joie, est mort de maladie à dix-sept mois. Depuis ce jour jamais nous n'avons retrouvé le sourire. »

« Depuis la mort de notre enfant, depuis plusieurs années, je n'étais plus entré dans sa chambre. Je ne m'étais pas aperçu que le toit avait une fuite juste au milieu de la pièce. Alors le jour où j’ai dû y aller, j’ai eu la surprise de voir mon pied qui défonçait le plancher complètement pourri. J'ai eu peur que Souriah y aille sans faire attention et passe à travers le plancher pour tomber dans la cuisine. Pour éviter ça, j'ai vidé le coffre à jouets pour l'alléger au maximum et je l'ai tiré au milieu de la pièce, sur le trou. Je pensais le laisser là jusqu'à ce que je refasse le plancher. Mais je n'ai jamais trouvé le courage de le refaire alors si tu vas dans cette chambre, méfies-toi! »

Cette lettre de Tonton Jo m'a ouvert les yeux. La maison, où nous passons maintenant des vacances heureuses, a retrouvé son aspect bienveillant et protecteur qu'elle n'avait perdu que dans les peurs et les fantasmes de ma petite enfance, enfin dissipés. Mais je ne pardonne pas la haine, la xénophobie, de ces villageois qui ont ruiné la vie de mon oncle. Et qui m’ont empêché de le connaître, de l’aimer.

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