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Féline

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La première fois que je l’ai vue, elle était encore gamine, j’ai été frappé par ses yeux, leur couleur surtout qui m’a aussitôt rappelé Kény, la chatte noire aux pattes blanches de ma lointaine jeunesse. Des yeux gris, un gris très pâle, je dirais un gris intense même si je ne sais pas trop ce que ça signifie, parce que c’est cet adjectif qui me vient à l’esprit. Ces yeux lui mangeaient tout le visage, on les voyait et on oubliait de regarder le reste de sa figure. Tout à fait les yeux de ma chatte et j’étais presque étonné de ne pas lui voir des pupilles verticales. Sa chevelure, aussi, accentuait la ressemblance avec cette chatte que j’avais tant aimée et qui ne me quittait jamais. Des cheveux abondants, d’un noir profond, avec une mèche absolument blanche, totalement incongrue, qu’elle disait avoir toujours eue.

Impossible de ne pas penser à Kény quand elle apparaissait, ce qui réveillait de doux souvenirs, mais aussi la peine sans fin que j’avais eue lorsqu’un voisin, en pleine nuit, l’avait écrasée. Cette fin m’avait marquée parce que j’étais persuadé -je le suis encore- qu’il l’avait fait exprès. Il détestait tous les chats du quartier, les accusant de venir faire leurs besoins dans ses pots de fleur. Ce n’était pas la première fois qu’un chat se faisait écraser devant sa maison et tout le monde le rendait responsable de ces disparitions. J’ai bien cherché comment je pourrais venger cette mort, mais je n’ai rien trouvé qui soit à ma portée.

C’était la fille des voisins du troisième étage, des gens charmants. Ils n’ont jamais pris ombrage des liens profonds et étranges qui s’étaient instantanément établis entre cette enfant, qui devait avoir 7 ou 8 ans quand je l’ai connue, et moi, en âge d’être grand-père. Des liens qui ont durés jusqu’à sa disparition, 13 ans plus tard. Plusieurs fois par jour elle descendait me voir. Parfois, rarement, elle me disait quelques mots sur ses problèmes à l’école ou avec les copines, mais le plus souvent elle venait se blottir contre moi sur le canapé devant la cheminée, sans parler. Elle apprenait ses leçons, lisait un livre, écoutait de la musique avec ses écouteurs mais, surtout, rêvassait et dormait à moitié. Parfois elle chantonnait à voix très basse, à peine audible pour mes oreilles fatiguées, une mélopée assez monocorde, sans autre signification que l’expression de son bien-être.

Quand elle a eu 13 ou 14 ans, elle a commencé à me poser des questions qui m’ont toujours intriguées car elles revenaient souvent et portaient toutes sur mon enfance. Plus exactement sur la maison de mon enfance, sur sa localisation et sur la présence de voisins. Plus tard, elle avait alors 18 ou 19 ans, elle m’a demandé si je pouvais lui montrer cette maison. Comme je ne voyais pas trop en quoi cela pouvait l’intéresser, j’ai remis cette visite à plus tard, espérant bien qu’elle finirait par l’oublier.

Comment s’appelait-elle ? Céline, peut-être ? Jamais elle n’a voulu me dire quel était son vrai prénom. « On m’appelle Féline Â», voilà tout ce qu’elle disait quand je lui posais cette question. Je le lui avais demandé plusieurs fois, surtout au début, mais ça n’avait jamais marché alors j’ai abandonné. Féline elle est et elle le restera pour toujours, maintenant qu’elle n’est plus qu’un souvenir.

Elle avait un comportement étrange, même avec les animaux. Pour les chiens, c’était simple, elle les fuyait comme la peste. C’était bien différent avec les chats, surtout les chattes qu’elle supportait mal et je me suis souvent demandé comment elle pouvait les reconnaître. C’est vrai, les chattes m’aiment beaucoup : où que je sois, si l’une d’elles est proche, je sais qu’elle sera sur mes genoux dans les minutes qui suivent. Ainsi, les chattes du voisinage venaient souvent me rendre visite en sautant par la fenêtre et me tenaient compagnie sur le canapé devant la cheminée, ronronnant doucement. Mais dès qu’elles percevaient les pas de ma jeune voisine, avant même que la porte soit ouverte, elles filaient vers la fenêtre et disparaissaient. Les rares fois où il est arrivé qu’elles n’aient pas filé à temps, la jeune fille se transformait en furie pour les mettre dehors.

Elle pouvait être très brave. Un jour, devant notre immeuble, j’ai été agressé par un chien un peu vindicatif qui trainait dans la rue. J’avais un peu de mal à m’en défaire, mais j’allais y arriver quand j’ai vu ma jeune voisine arriver et s’arrêter net en nous voyant. La suite m’a paru totalement incompréhensible : le chien s’est violemment détourné de moi, a fait face à la jeune fille et s’est mis à gronder, ses crocs bien visibles sous ses babines retroussées. Là, il était devenu très menaçant et un instant j’ai eu vraiment peur pour elle. Tout montrait qu’il allait lui sauter dessus et la défigurer, mais non, pas du tout. Le chien a abandonné son attitude agressive et a commencé reculer avec tous les signes d’une grande peur. Alors j’ai regardé Féline et j’ai compris. Devant moi se rejouait une scène de mon enfance : un gros chien noir menaçant s’était approché de moi et m’aurait sévèrement blessé si Kény, ma chatte, n’était pas intervenue. Elle s’était contentée de se planter devant le chien, son pelage tout gonflé ; le chien avait vu son regard et ça lui avait suffi pour comprendre qu’il était plus sage de partir. Moi aussi j’avais vu ce regard. Si dur, si implacable, si glaçant que pendant des années il m’arrivait de le voir dans mes rêves et de me réveiller en hurlant. Je retrouvais là ce regard que je pensais avoir oublié. Comment une jeune fille si douce pouvait-elle se transformer ainsi en une sauvageonne à l’aspect si froid, si déterminé, si menaçant ?

Sauvage, elle l’était bien un peu. Elle semblait n’avoir pas d’ami et ne pas le regretter. A part moi, bien sûr, mais peut-on parler d’amitié lorsque nous nous contentions d’apprécier être ensemble, sans parole, sans échange ? Elle jouait seule, dehors si le temps le permettait, à des jeux qu’on n’attend pas d’habitude chez une petite fille : pas de poupée, de tablette ou de jouet à la mode.  Elle grimpait aux arbres et sautait avec une adresse inouïe d’un perchoir à un autre. Je la voyais par ma fenêtre et je ne me lassais pas de la voir chasser, car c’était bien une chasse : elle restait de longs moments immobile jusqu’à ce qu’un oiseau imprudent se pose près d’elle. Alors, par des mouvements imperceptibles, elle réussissait à s’approcher suffisamment de lui pour lancer l’attaque avec une rapidité, une agilité stupéfiante. Lorsqu’elle arrivait à attraper un oiseau, ce que j’aurais cru impossible, elle jouait un peu avec lui, le posait pour le rattraper aussitôt, jusqu’à ce qu’elle finisse par se désintéresser de cette proie qui, décidément, ne voulait pas jouer

Dans la journée, elle bougeait peu, semblant se réveiller dès que la nuit approchait. Quand elle a été assez grande pour que les parents ne puissent plus rien dire, elle partait toutes les nuits pour une promenade qui pouvait durer plus d’une heure. Par la suite, ses parents m’ont dit qu’ils l’avaient suspectée d’aller retrouver un garçon et qu’à plusieurs reprises ils l’avaient suivie : elle se contentait de marcher dans le quartier, avec une prédilection pour les endroits sombres. Une fois, deux garçons l’avaient abordée mais ils l’avaient vue les mettre en fuite, sans qu’ils aient pu savoir comment elle s’y était prise.

Un jour, elle devait avoir 21 ans ou peut-être plus, j’ai enfin décidé de la satisfaire et de lui montrer la maison où j’avais vécu ma jeunesse. Nous avons traversé la ville et roulé vers le quartier où se trouvait la maison, 12 rue du Commandant Pérignon. J’ai quitté la grande rue pour m’engager dans des ruelles et, alors que je m’apprêtais à mettre le clignotant pour tourner à gauche dans la rue du Commandant Pérignon, elle m’a dit de tourner à gauche. Je n’avais pas même ébauché le geste, alors comment savait-elle que j’allais précisément le faire ? Je ne lui avais jamais donné l’adresse exacte, comment savait-elle que nous allions arriver ? Je l’ai regardée et j’ai été surpris par sa concentration, par l’attention qu’elle semblait porter à tous les détails. Devant la troisième maison, le numéro 5, tout à coup, je l’ai sentie se raidir, crisper tous ses muscles un peu comme lorsqu’elle chassait les moineaux et s’apprêtait à attaquer. J’ai jeté un Å“il vers cette maison. Dans le jardin, au pied de l’escalier menant au perron, il y avait un vieil homme qui taillait ses rosiers. Nous habitions un peu plus loin, mais cette troisième maison je la connaissais bien, c’est devant elle que ma chère Kény avait été écrasée. Je ne me suis pas arrêté, je lui ai montré la maison de mon enfance, ce qui ne l’a pas particulièrement intéressé et je l’ai ramenée chez elle.

Les gens de mon âge ont une lecture favorite : la rubrique nécrologique du journal local. Rien de macabre là-dedans, c’est simplement le moyen le plus simple pour savoir qui, parmi les nombreuses personnes que l’on a croisées dans sa vie, a décidé de lâcher la rampe. C’est en me livrant à cette activité quotidienne, quelques jours après notre expédition sur les lieux de mon enfance, que mon Å“il a accroché le nom d’une rue : rue du Commandant Pérignon. Au numéro 5 de cette rue, un vieil homme s’était tué en tombant dans l’escalier qui mène au perron.

Le lendemain, Féline est venue me voir, comme toujours, mais elle avait changé : elle était gaie, enjouée et parlait abondamment, ce qui ne lui ressemblait pas du tout, tout en déambulant dans la pièce. Tout à coup elle s’est arrêtée, s’est précipitée contre moi et soudain sérieuse, a dit : « Dis-moi que tu ne m’oublieras pas ! Â». J’étais sans voix. Allait-elle partir ? « Je vais m’en aller, j’ai bientôt 21 ans, je suis assez dégourdie pour vivre seule et je n’ai plus rien à faire ici. Je t’écrirai souvent. Â» Je lui ai demandé si elle partait à Paris, elle a ri et m’a répondu que c’était tout le contraire. C’est la dernière fois que je l’ai vue.


Par la suite, j’ai fréquenté plus souvent les parents de Féline et j’ai appris des choses que je n’arrive pas à considérer comme normales. Ils avaient adopté cette petite fille en bas âge et avaient vite été intrigués par son comportement étrange. Alors ils avaient cherché quels étaient ses antécédents pour essayer de l’expliquer. Cette petite fille avait été élevée dans une cabane au fond d’une forêt épaisse, loin de tout, complètement isolée, par des parents dont on ne parlait qu’à mi-voix : « ils ont des pouvoirs… Â». Lorsqu’ils sont décédés, elle avait été placée en vue d’une adoption. J’ai demandé dans quelle forêt se trouvait cette cabane. La réponse m’a paralysée : « La forêt de la Grésigne, Â»

Je connais bien cette forêt, avec mes parents nous allions souvent nous y promener lorsque j’étais encore petit. Un jour nous sommes passés à côté d’une cabane loin de tout, isolée. Une femme était en train d’étendre du linge. Une petite boule de poils s’est précipitée vers moi et semblait ne plus vouloir me quitter. La femme a souri et a dit « Voilà, elle t’a adopté ! Prends-la, je vois qu’elle te rendra heureux, elle t’accompagnera même au-delà de sa mort Â». C’est ainsi que Kény était entrée dans ma vie.

Je crois que je ne reconnaitrais pas le chemin qui mène à cette cabane dans la forêt de la Grésigne et je suis trop âgé pour m’aventurer dans des bois touffus. Dommage, je suis sûr que j’y aurais retrouvé ma jeune amie. Elle ne m’a jamais écrit. Un chat peut-il écrire ?

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