FLEURS
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Évidemment j’ai eu droit à tous les commentaires possibles quand mes amis ont appris que j’achetais cet appartement. Il faut dire que le balcon surplombe un des cimetières de la ville et le seul spectacle que m’offre la grande baie vitrée qui donne sur le balcon est un alignement de tombes bien entretenues, séparées par des arbustes et des massifs de fleurs. « C’est vrai que les voisins sont tranquilles, sauf les nuits de pleine lune ! » ou bien « D’accord, tu viens de prendre ta retraite, mais attends encore un peu avant de passer au rez-de chaussée ! » et autres plaisanteries qui ne font rire personne. Mais ce qui m’a plu dans cet appartement, c’est justement le cimetière. J’aime ces endroits, ce sont des lieux proprets, calmes, propice à la rêverie. Et mon cimetière à moi est parfait : légèrement en pente, avec par endroit de gros rochers qui rompent la monotonie des alignements, quelques sépultures tape-à -l’oeil (« celui-là , il se la pète ! » disait mon petit-fils) beaucoup d’arbres et surtout des bancs bien disposés que j’utilise souvent lorsque je profite d’une température clémente pour sortir de chez moi.
Je passe beaucoup de temps à rêver devant ma fenêtre. La retraite permet ça, je dirais presque qu’elle oblige à ça. Quand on a passé toute sa vie à se rendre au magasin à huit heures et qu’on se retrouve sans rien pour rythmer sa vie, il faut se trouver une occupation. C’est nécessaire et ça me manquait. Mais ça y est, je viens enfin d’en trouver une. Grâce au cimetière. Maintenant, je récupère.
Je vais vous dire comment je me suis lancé dans ce travail de récupération. C’est à cause d’un homme que j’observais depuis ma fenêtre. J’étais intrigué par son manège. À peu près de mon âge, sans doute retraité, il passait assez souvent dans ce cimetière et j’étais bien placé pour le surveiller puisque rien ne pouvait arriver sous mon balcon sans que je m’en aperçoive. Il arrivait vers 10 heures, faisait le tour des sépultures, s’arrêtait devant quelques-unes, notait quelque chose sur un petit carnet et repartait. Deux ou trois jours plus tard il revenait, allait tout droit vers une des tombes devant lesquelles il s’était arrêté, prenait un pot de fleur parmi tous ceux qui l’entouraient et repartait tranquillement. J’ai d’abord pensé qu’il avait trouvé la combine pour fleurir sa maison à bon compte mais un jour je me suis débrouillé pour être à côté de lui quand il effectuait son petit larcin et j’ai été bien étonné. La plante qu’il emportait était pratiquement morte. Morte de soif surement parce que je vois bien des gens mettre des pots de fleur sur les tombes mais j’en vois peu qui vienne les arroser. Que pouvait-il bien faire de ces plantes moribondes ? Récupérer le pot ? Non, les pots en plastique comme ceux-là ne méritent pas qu’on les vole.
Et pourquoi ne les prenait-il pas lors de sa première visite ? Que marquait-il sur son carnet ? Pourquoi s’écoulait-il toujours quelques jours entre le repérage et le vol ? Comment choisissait-il la tombe où il irait voler une plante parmi celles devant lesquelles il s’était arrêté ? Pour quelle raison obscure volait-il la plante la plus délabrée, qui manifestement languissait devant cette tombe depuis plusieurs semaines ?
Un jour je n’ai pas pu me retenir, je me suis lancé dans la recherche des réponses à toutes ces questions. J’ai attendu qu’il vienne faire sa tournée d’inspection et quand il est reparti après avoir sélectionné quelques tombes, je l’ai suivi. Il n’habitait pas loin du cimetière et le trajet a été vite fait. À 20 mètres de chez lui un banc public un peu caché m’attendait, ce serait un poste d’observation parfait. Le lendemain matin je suis allé m’installer assez tôt sur ce banc avec un journal et une pochette en papier contenant des chouquettes, parce que je suis assez gourmand.
Vers dix heures il est sorti et je me suis mis à le suivre Après dix minutes de marche, il est entré dans une petite épicerie ; il en est ressorti peu après sans avoir rien acheté, a sorti son carnet et a noté quelque chose. Je l’ai vu faire la même chose dans un magasin voisin. À onze heures et demie il est parti dans un autre quartier et s’est arrêté sur le trottoir devant un immeuble de bureaux et a attendu patiemment. A midi, le trottoir s’est rempli d’employés de bureaux en partance vers la pizza habituelle. Alors l’homme s’est mis à en arrêter quelques-uns pour leur poser une question. Pour la plupart la réponse était très brève mais le mouvement de tête me permettait de deviner un « Non ! ». Mais parfois un court dialogue s’établissait et l’homme ressortait son carnet.
Je l’ai suivi le lendemain et je l’ai vu procéder comme la veille. Que pouvait-il dire ou demander à ses interlocuteurs ? Que notait-il sur son petit carnet ?
Le troisième jour il s’est dirigé vers le cimetière où il est allé tout droit vers une des tombes qu’il avait examinées deux jours avant, a chipé un vieux pot de fleur tout décrépi et il est rentré chez lui. L’enquête avançait bien : il était clair que le choix de la tombe dépendait des réponses notées sur son carnet. Mais quelles étaient les questions posées ?
Il s’est passé deux ou trois semaines avant que je le voie revenir trainer entre les tombes. J’ai repris ma faction devant sa maison et je l’ai suivi. Nous sommes allés dans un autre quartier où je l’ai vu répéter son manège auprès des commerçants ou des employés de commerces. Mais cette fois ci je suis entré après lui dans les magasins où j’ai réussi à prendre l’air d’un client normal et à me trouver juste derrière lui quand il a posé ses questions. Sa voix était trop basse pour que j’entende tout mais j’ai recueilli quelques bribes. Voici ce que j’ai vaguement entendu :
- Bonjour monsieur, je suis un… monsieur Dumange (ou peut-être Demange, je n’ai pas bien entendu) … nécrologie… client…
- Bonjour monsieur, oui, il venait tous les jours chercher son pain. Un homme fort sympathique et qui était toujours d’accord pour échanger quelques mots. On aimerait bien que tous les clients soient comme lui ! Tous les dimanches un petit gâteau, et pas le moins cher. Il savait vivre.
Puis nous sommes sortis et nous sommes arrivés devant un lycée. Il y avait tant de bruit lorsque les élèves sont sortis de classe que j’ai vraiment eu du mal à entendre. Il a d’abord questionné un élève :
- … Madame Legante…
- … peau de vache… Papi, si c’est ta copine, …toi !
Puis il s’est adressé à un professeur :
- … amis m’ont demandé… trois ans… petit discours… elle était ?
- Bonne enseignante, mais… trop sévère et… la craignaient. Toujours à critiquer… (Le reste s’est perdu dans le brouhaha).
J’étais sûr qu’il ne m’avait pas remarqué alors j’ai décidé de recommencer le lendemain mais comme j’avais du mal à entendre tout ce qui se disait, j’ai utilisé l’appli magnétophone de mon téléphone. Ainsi je pourrai réécouter tranquillement et décoder plus de mots.
Il a recommencé à poser des questions sur deux autres personnes. Grâce au téléphone, j’ai pu reconstituer la plupart des questions et des réponses et voir comment il procédait
Si la personne était socialement importante, il se présentait comme un journaliste chargé de tenir la rubrique nécrologique. Pour le premier (ou deuxième ou troisième…) anniversaire du décès, il devait écrire un papier et pour le personnaliser et sortir des discours stéréotypés, il posait des questions aux gens qui l’avaient connu. Sinon, il disait qu’un ami lui avait demandé de faire un petit discours le jour anniversaire de la mort de son frère et il voulait savoir comment les gens le percevaient.
Bon, l’enquête avançait bien. Sur les cinq défunts qu’il avait examinés, deux étaient plutôt désagréables, un n’était connu par personne et deux paraissaient sympathiques, surtout un pour qui les réponses étaient dithyrambiques.
Le lendemain je l’ai vu se rendre sur une des tombes et y prendre un petit pot avec sa fleur mourante. Quand il est parti je suis allé voir à quel défunt il avait volé une plante et j’ai constaté que l’élu était celui qui paraissait le plus sympathique.
Je savais maintenant comment il choisissait la tombe où il allait prélever son butin. Mais pourquoi agissait-il ainsi ? Que faisait-il de ces fleurs mourantes ?
Mais la question qui se posait à moi était : Comment faire pour trouver des réponses ? Et là , je l’avoue, je n’en avais aucune idée. Alors j’ai arrêté de chercher, pensant le problème insoluble.
Trois mois se sont écoulés, puis tout s’est résolu le deux novembre. Le cimetière était plein de gens venus fleurir leurs chers disparus et quand j’ai vu que mon homme en faisait partie, tout m’est revenu à la mémoire. Bien sûr, il n’y avait aucune raison pour qu’il n’ait pas un parent à fleurir et j’aurais dû me douter qu’il allait venir. Mais alors que les gens arrivaient avec un pot de chrysanthème, lui portait avec difficulté un grand sac contenant plusieurs pots. La tombe sur laquelle il se rendait était hors de ma vue alors quand je l’ai vu repartir avec son sac vide, je suis descendu pour essayer de voir sur quelle tombe il avait posé ses fleurs.
J’ai vite trouvé. En fait, il s’agissait plus d’un monument que d’une tombe. Un monument érigé à la mémoire des résistants de la deuxième guerre mondiale, tombé sous les balles nazies. Je regardais le monument en essayant de lire quelques noms, sans but précis, quand j’ai entendu une voix derrière moi :
- Eh bien, ça fait plaisir de voir qu’il y a enfin une personne pour honorer ces héros à qui nous devons tant !
C’était mon inconnu qui était revenu avec son grand sac de nouveau plein de pots de fleur. Il a commencé à disposer les pots en me posant une question :
- Vous avez un parent ici ?
- Non, je passais devant ce monument et j’ai pensé à ces pauvres jeunes qui avaient perdu la vie pour sauver la France.
- Moi non plus, je n’ai personne mais je suis comme vous, je pense qu’il ne faut pas les oublier. Malheureusement, si je n’étais pas là pour les fleurir, personne ne le ferait.
- Vous avez raison et je vous félicite. Mais, dites-moi, je vois qu’un de ces pots a encore le papier du fleuriste. Vous les avez enlevés aux autres mais il semble que vous ayez oublié celui-là .
- Non, celui-là , c’est moi qui l’ai acheté. C’est mon apport personnel. Les autres je ne les ai pas achetés.
- Ah bon ? mais où les avez-vous trouvés ?
- Je vais vous le dire. Je les prends ici, dans ce cimetière. Les gens apportent des pots de fleur et les laissent mourir de soif. Quand elles sont mortes, ils les jettent. Alors je passe avant eux et je les récupère. Les plantes ont un instinct de survie remarquable : vous les croyez mortes mais s’il y a encore un peu de vert quelque part vous les câlinez avec soin et au bout de quelques mois elles sont redevenues des plantes magnifiques.
- Et vous les prenez sur n’importe quelle tombe ?
- Oh non ! Je me méfie. Je ne voudrais pas leur donner n’importe quelles fleurs.
- Vous choisissez quoi ? des chrysanthèmes ?
- Non, peu importe le type de fleur, mais je veux leur en donner qui ont été offerte avec du cœur à un défunt sympathique. Pas de plante offerte de mauvais gré à un mort que personne n’aimait. Alors je fais une enquête rapide avant de récupérer une plante.
- Si je comprends bien, vous ne choisissez pas la plante mais l’intention avec laquelle elle a été donnée.
- Oui, c’est aussi important que la beauté de la fleur pour honorer nos héros.
- C’est vrai que l’intention vaut plus que le cadeau. Eh bien, je vous félicite à nouveau !
Nous n’en sommes pas restés là . Je lui ai proposé de venir gouter mon wiskey irlandais, j’ai bricolé une petite collation qui nous a tenu lieu de repas et nous avons passé une fort agréable après-midi. C’est peut-être lui, peut-être moi, allez savoir ! Mais l’un de nous a eu cette idée qui nous permet de meubler agréablement notre retraite : nous allons récupérer systématiquement les pots de fleurs en perdition et les retapons pour qu’ils soient en pleine forme à l’automne. Le deux novembre, nous installons un stand devant l’entrée du cimetière avec toutes nos fleurs exposées et un grand écriteau : « Fleurs gratuites, servez-vous ! »
Bien des gens seraient étonnés s’ils savaient que cette fleur qu’ils viennent de prendre sur notre étal est celle-là même qu’ils avaient achetée l’année dernière !